La fin du Moyen Âge en Occident est marquée par une suite de tragédie, la Peste noire d’abord — plus d’un tiers de la population est tuée —, mais aussi la Guerre de Cent Ans, les jacqueries, les famines liées à l’entrée dans le Petit Âge glaciaire, le Grand Schisme d’Occident et les révoltes religieuses. C’est dans ce contexte de crise qu’au XVe siècle va fleurir en Europe une figuration poétique, mais aussi picturale et même rituelle de ce triomphe de la Mort, appelée la Danse macabre. Cette danse est un mélange d’éléments divers : ils ont été hérités de traditions animistes archaïques et chrétiennes plus récentes, ou sont nés dans ces époques troublées. Et la Danse macabre prend la forme d’une procession de cadavres entraînant chacun dans une danse un personnage différent figurant une classe sociale. Ses traits d’humour noir sont évidents. Sa symbolique immédiate ne l’est pas moins : un jour ou l’autre la Mort frappe tout un chacun, sans égard de rang ni de dignité.
La première représentation de la Danse macabre que nous connaissions était une fresque aujourd’hui disparue, réalisée au cimetière des Saints Innocents à Paris en 1424. Elle correspond à un poème rédigé aussi à Paris à la même époque. Tous deux ont rencontré un large succès en Europe occidentale, et suscité de nombreuses émules, et ce jusqu’aux Pays baltes. Plus tard, Albrecht Dürer et Pieter Bruegel l’Ancien, s’en sont inspirés.

Le message qu’elle véhicule est multiple cependant. Outre le message chrétien de l’égalité de tous les baptisés devant la mort, la Danse macabre témoigne notamment de la permanence de la croyance animiste immémoriale en un cycle de la vie dans lequel la mort s’inscrit par nature comme une étape nécessaire. Quant à la vision horrifique de la Mort, comme cadavre ou squelette terrifiant elle traduit l’angoisse nouvelle devant la mort que les crises de la fin du Moyen Âge ont suscité. À cet égard, on notera que le peuple se plaira à mettre en scène des chorégraphies costumées de la Danse macabre, en particulier autour de la Toussaint et du Jour des Morts — influençant très probablement l’esthétique ultérieure du carnaval de cette saison (Halloween) sur lequel elles sont venues se greffer.
C’est ainsi que sous sa forme ritualisée elle laisse aussi vraiment voir qu’à cette époque elle fut perçue et employée comme un chemin de guérison par les populations afin de faire face aux dimensions traumatiques que comportaient les crises terribles qu’elles avaient connues, ainsi qu’au caractère tragique de l’existence humaine de manière générale, perçu alors dans toute sa puissance.
Icônes
La première attestation connue de nous d’une Danse macabre est picturale. Elle a été réalisée sous les arcades jouxtant le cimetière des Saints Innocents à Paris en 1424, peu avant la fin de la Guerre de Cent Ans.
Hélas, nous n’en connaissons la teneur que grâce à des témoignages ultérieurs car elle fut détruite au XVIIe siècle. Cette iconographie de la fresque des Innocents connaît un succès foudroyant dans le royaume de France et alentour. Des fresques analogues sont réalisées dans la chapelle ducale de Dijon en 1434, à l’extérieur du chœur de l’abbaye de la Chaise-Dieu vers 1450, ou encore dans l’église paroissiale de Kermaria-an-Iskuit vers 1460. Ce modèle iconographique se répand jusqu’à la fin du XVIe siècle. Le cimetière jouxtant la cathédrale Saint-Paul de Londres s’orne dès 1430 d’une copie de la Danse de Paris, puis on retrouve ensuite ce motif dans l’Empire, dans les Pays Baltes, en Pologne, en Italie du Nord, en Slovénie, en Croatie…
La fresque parisienne du charnier des Innocents est la transcription picturale d’un poème anonyme du même nom. Ce poème de la Danse macabre sera d’ailleurs ensuite imprimé à Paris en 1485 par Guyot Marchant avec de magnifiques planches l’illustrant (image à votre gauche). Parallèlement, on trouve une Danza de la muerte espagnole, une Dance of Death anglaise (de John Lydgate), et une Totentanz germanique, toutes rédigées peu après.
Le point de départ en est clairement dramaturgique et religieux. Le thème de la mort chrétienne est très goûté des prédicateurs du temps. Leurs sermons adoptent volontiers un discours macabre et anxiogène. Or cette prédication fait de plus en plus appel à une personnification de la Mort, telle que nous la retrouvons dans les poèmes du Dict des trois morts et des trois vifs (1280). Cette représentation figurative de la Mort a engendré une vaste production picturale, bien au-delà de la Danse macabre. Il s’agit d’une esthétique funèbre novatrice, qui tranche avec le passé par sa tonalité inquiétante : les artistes de ce temps commencent de personnifier la Mort grâce à un squelette ou un transi (personnage cadavérique tel que les morts figurés dans la Danse macabre de la Chaise-Dieu ou dans Le Chevalier, la Mort et le Diable de Dürer) inspirant le dégoût et la peur.
Crainte et dégoût
C’est ainsi que naissent puis triomphent les terrifiantes figures folkloriques de la Camarde puis de la Faucheuse. Voilà pourquoi nous ne connaissons plus le psychopompe breton appelé Ankou (Angau au pays de Galles), et transposition du dieu gaélique Dagda, que sous la forme d’un squelette ou sous celle d’un vieillard cadavérique personnifiant la mort, et non plus avec un aspect physique plaisant qui symbolisait le lien de la mort et de la vie, comme naguère. Nous sommes loin du vieux Charon et des autres beaux psychopompes antiques, Hermès, Orphée, Anubis, Epona, Gwynn ap Nud ou Saint Michel. Désormais l’iconographie du psychopompe cherche à engendrer l’effroi chez le spectateur. Il s’agit d’une nouveauté picturale dont le succès ne se dément pas jusqu’à la fin du Baroque, et dont les plus grands maîtres se saisissent : Holbein le Jeune, avec justement sa Danse macabre (Les Simulacres de la mort), Dürer, avec son Chevalier, la Mort et le Diable, ou, un peu plus tard, Bruegel l’Ancien, dont le Triomphe de la mort suggère l’horreur de la peste comme celle de la guerre totale, mais aussi l’égalité des défunts face à leur sort.



Après la Peste noire, en effet, l’Europe occidentale voit s’assombrir de plus en plus sa vision de la mort en même temps que s’affaiblit le lien organique que celle-ci offrait avec la fécondité dans tous les mythes plus archaïques. De leur côté, parallèlement à l’iconographie de la Camarde qui se répand dans le monde ecclésiastique, les rites funéraires eux-mêmes, de festifs qu’ils étaient à l’origine du christianisme, vont s’empreindre de pessimisme au seuil de l’époque moderne. Dans l’Occident médiéval, la messe « de Requiem » est devenue une institution qui envahit la vie liturgique des églises. Le sort de l’âme des proches après la mort est source de crainte. Au début de Moyen Âge, cependant, le prêtre revêtait encore des ornements blancs, et les chantres chantaient l’Alléluia, lors d’une messe de Requiem. La mort demeure la condition sine qua non de la vie éternelle. Mais, à partir de la Renaissance, chasuble et catafalque noirs vont devenir la norme, tandis que l’on chante comme séquence le poème médiéval sur le Jugement dernier Dies irae (« Jour de colère »), qui tirait pourtant son origine du Temps de l’Avent !
Carnaval
Or les prédicateurs du XVe siècle vont encourager la représentation scénographique de ces sermons qui font parler la Mort lors de « mystères » donnés sur le parvis des grandes églises avec un grand concours de spectateurs. C’est dans ce cadre qu’elle se répand au sein du peuple dans les bourgs et les villages. Cette représentation était donnée par les villageois eux-mêmes, qui se déguisaient en cadavres et en personnages figurant les diverses strates de la société, tout comme lors des carnavals urbains. Elles avaient lieu pendant le cycle de festivités prenant place autour de la Toussaint et du Jour des morts — il n’est d’ailleurs pas impossible que ce nouveau rituel populaire ait contribué à donner aux costumes de ce qui n’était encore que le vestige de la fête préchrétienne de Samain — devenue Halloween — une tonalité plus sombre et funèbre (originellement les costumes carnavalesques de cette fête figuraient les esprits de la forêt ce qui est toujours le cas par exemple des Wren Boys et Straw Boys du nord-ouest de l’Irlande).

Heureuse coïncidence en somme, puisque cette fête archaïque célébrant le début de la saison froide était considérée comme un moment propice au franchissement temporaire par les esprits des défunts demeurant dans l’autre monde de la frontière qui sépare ce dernier du monde ordonné des vivants. Et ce, d’autant plus que, dans la plupart des cultures humaines archaïques, l’image du squelette est le symbole de l’esprit individuel. Ce type de représentation de la Danse macabre ne constitue-t-elle pas une symbolisation rituelle — adaptée à la dureté des temps mais plutôt bienveillante et bénéfique — de la visite des esprits des morts au sein du monde des vivants ?
L’iconographie et les textes de la Danse, en exprimant une vision de la mort « égalisatrice », se distancie de la dogmatique catholique latine : le personnage de la Mort n’est jamais envisagé ici comme une punition encourue à cause du péché originel. La mort est simplement une étape naturelle de la vie, difficile mais nullement négative. C’est une perspective héritée de cette mentalité préchrétienne universelle qui pense la mort et la vie comme étant par essence imbriquées. Quant au thème de l’égalité sociale de tous les baptisés devant la mort, qu’ils soient pape, empereur, cardinal, roi, prince, chevalier, évêque, moine, bourgeois ou paysan, qui est ici figuré de manière pédagogique et drolatique — et de manière compatible avec la doctrine chrétienne — il exprime d’abord sans nul doute une forme de ressentiment envers les élites du temps. La vanité des autorités terrestres, fussent-elles ecclésiastiques, est démasquée.


À cet égard, il est évident que l’imagerie à laquelle recourt la Danse macabre s’inscrit dans le contexte plus vaste des cérémonies carnavalesques urbaines qui prennent place autour du Carême, et dont l’importance grandit considérablement au cours du Moyen Âge tandis que les villes se développent. À cet égard, on peut faire le lien avec ces festivités urbaines antiques, qui, à l’instar des saturnales romaines de décembre et des Kronia athéniennes estivales (en l’honneur du dieu Kronos), mettaient en scène une société dont les hiérarchies étaient renversées. Une forme de continuité de cette tradition avait été assurée dans le cadre culturel de l’Europe chrétienne du haut Moyen Âge, grâce aux cérémonies telles que la Fête des Fous — ou de l’Âne — qui se tiennent autour des Saints Innocents, puis, un peu plus tard, grâce à la fête de Carnaval célébrée à Mardi Gras, avec ce même renversement caractéristique des hiérarchies sociales.
Renversement
Outre les différents ecclésiastiques de tous rangs (pape, cardinaux, évêques, chanoines…) et de toutes sortes (moines, moniales, religieux…), les costumes de Carnaval figurent aussi, quant à eux, les différentes élites politiques (empereur, roi, grands seigneurs…). De même, avec la Danse, ce sont les puissants — ceux qui ont donc le plus à perdre — qui font plus mauvaise mine quand ils sont confrontés à la mort, à l’instar du Pape mis en scène en tant que premier des personnages vivants de la Danse macabre parisienne :
Hé, fault-il que la dance mainne
Le premier qui suis dieu en terre ?
J’ay eu dignité souverainne
En l’église, comme saint pierre,
Et comme autre mort me vient querre.
Tandis que c’est au Sot qu’il revient l’honneur de conclure le poème avec des paroles sages et édifiantes, en rendant grâce à la Mort pour ce qu’elle offre :
Or sont maintenant bons amis,
Et dansent icy d’un accord
Plusieurs qui estoient ennemis
Quant ilz vivoient et en discord.
Mais la mort les a mis d’acord,
La quelle fait estre tout ung
Sages et sotz. Quant dieu l’acord,
Tous mors sont d’un estat commun.
Ce renversement symbolique et rituel de l’ordre social est inconnu des cérémonies carnavalesques rurales. Au cours de celles-ci, les costumes arborés par leurs acteurs ne représentent rien d’autre que les esprits ancestraux de la forêt faisant irruption dans le monde visible. La transposition urbaine et politique (bien plus tardive) de ces figures en dignitaires humains n’a de sens que dans un cosmos où les forces de la nature qui le régissaient ont fait place aux élites sociales pour assurer cette fonction. De fait, dans l’univers politique qui s’est développé à partir de l’âge du bronze, c’est un petit groupe de puissants qui président aux destinées des autres humains, en parallèle avec des divinités désormais clairement anthropomorphes (dont les chefs humains sont réputés descendants), et non plus les esprits ancestraux du monde sauvage.
C’est pourquoi leurs sujets éprouvent, à défaut de pouvoir traiter d’égal à égal avec eux sur le plan politique réel, le besoin de leur rappeler régulièrement de manière symbolique qu’ils ne sont malgré tout que des humains aussi. En un sens, l’expérience de cette domination hiérarchique ne peut être vécue autrement que comme une forme de violence subie passivement. Et ce sentiment vient s’accumuler aux autres expériences négatives extrêmes que les peuples vivent à cette époque. En somme, le rire est une des dernières armes qui reste aux humbles pour parvenir rétablir au moins symboliquement une forme d’égalité, et ainsi sortir quelque peu du sentiment d’impuissance qu’ils éprouvent à cause de la structure sociale alors en vigueur en Occident.
La danse
C’est pourquoi l’on peut envisager enfin la représentation scénographique de la Danse macabre sous la forme d’une expérience de type thérapeutique. En effet, lorsqu’elle était mise en scène au cours d’un mystère, cette dramaturgie s’inscrivait dans le domaine du rite. C’est encore plus vrai lorsque la Danse macabre était mise en scène, comme cela a été souligné plus haut, par des villageois pour leur propre compte dans le cadre des festivités du début de la saison froide christianisées sous le patronage de la célébration de la Toussaint et du Jour des morts, ou de la Saint Martin dix jours plus tard.
L’examen de la Danse macabre peinte en 1463 par Bernt Notke à Sainte-Marie de Lübeck (anéantie en 1942 par les bombardements), puis sur le même modèle un peu plus tard à Saint-Nicolas de Tallinn, souligne du reste que la danse en elle-même n’est pas à négliger. Dans ces tableaux, les morts dansent avec grâce et élégance tandis que les vivants, en particulier les plus nantis, semblent tituber. Vivre en acceptant la mort, serait-ce donc bien danser ? Peut-on en déduire que bien danser c’est mener une vie bonne ?



À ce propos, il faut prendre en compte l’étymologie mystérieuse de l’adjectif « macabre », qui se répand justement à cette époque dans ce contexte. Le mot est parfois rattaché à Judas Maccabée, ce personnage biblique mort au combat, mais semble plutôt provenir du substantif arabe maqbara, lequel désigne un cimetière, et qui a donné en vieille espagnol almacabra. Or, justement, les Maures, notamment d’Espagne, sont alors réputés pour accomplir des danses rituelles lors des enterrements. Il est possible d’ailleurs que ces deux étymologies se soient combinées : les traditions populaires du centre de la France font état de la Chasse sauvage (ce mythe d’une course des esprits ancestraux sylvestres dans le ciel nocturne), dénommée « Chasse maccabée », car menée par Judas Maccabée.

Surtout, la fin du Moyen Âge connaît une « épidémie » de danses collectives spontanées irrépressibles et interminables — avec parfois des conséquences dramatiques —, dont un des cas les plus célèbres s’est déroulé à Strasbourg en 1518. Ces phénomènes de danses spontanées se sont ensuite concentrés au sud de l’Italie, où ils sont venus se fondre, sur une échelle beaucoup plus réduite, et dans le cadre ordonné d’un rite accompli avant tout par des femmes, avec cette pathologie désignée alors sous le nom de tarentisme — une forme de mélancolie estivale attribuée à la piqure d’une tarentule (qui autant que la ville de Tarente est à l’origine du mot) que seule une danse rituelle pouvait guérir. Cette coutume a engendré une forme musicale spécifique, la tarentelle, destinée à être dansée dans un but donc primitivement thérapeutique, mais le plus souvent simplement ludique. Et ces danses, qu’elles soient spontanées ou codifiées apparaissent liées au besoin de se libérer d’un malaise tant physique que psychique provenant sans doute souvent d’une mémoire traumatique individuelle ou collective.

Ces phénomènes, de même que les représentations automnales populaires de la Danse macabre, s’inscrivent dans la perspective thérapeutique propre à toute danse collective rituelle. Ces réactions physiques libératrices — dont la danse fait partie de manière privilégiée — prennent place au premier rang des tactiques mises en place par les humains pour se libérer du souvenir d’un trauma venu s’incruster au cœur de la mémoire non verbale — celle qui n’oublie jamais ! La danse, grâce à cette aide décisive pour l’esprit humain qu’est la traduction par le corps du rythme musical, semble parvenir à libérer l’organisme d’une partie de l’angoisse qui persiste après une expérience négative aigue subie dans le passé.